22 déc. 2014

Ljubljana



Devant cette œuvre, elle levait toujours ses grands yeux d’enfants. Elle s’arrêtait même.
Lui s’aventurait déjà sur le pont du Boucher, célèbre à Ljubljana. Elle le rattraperait. Ils avaient pris cette habitude. 

Les côtes ouvertes de cet homme-poisson, comme il aimait l’appeler, le dégoûtait. On pourrait croire que les intestins de la bête lui roulent sur les jambes. De plus, les personnages sans visage ne le faisaient que trop frémir.

Elle revenait à sa hauteur, un sourire béat se dessinant au fil de ses joues.
-         C’est juste un monstre ! Que peux-tu lui trouver ?
-         Il a cette souffrance rassurante qui me plait tant, dit-elle à voix basse.

Alors, il riait à gorge déployée. Elle le suivait par malaise. Comment lui expliquer que c’était bien cette part d’humanité qu’elle aimait dans ce que dégageait la statue ? Il ne comprendrait pas. Lui aussi avait cette fragilité tenace cachée derrière son masque de colères soudaines et violentes. C’est une facette qu’elle aimait chez lui. 

Son monstre en métal avait l’avantage d’être inoffensif et, bien que s’élançant sur une jambe, de rester immobile. Elle pouvait en faire son confident. Lui raconter ses blessures intérieures qui lui retournent parfois la cage thoracique. L’œuvre avait été pour elle cette révélation : l’incarnation de ses douleurs lorsque… 
Elle ne devait pas y penser. Pas à côté de lui. Pas au bras de celui qu’elle a choisi, aimé et regretté parfois. Elle devait ravaler l’amertume pour profiter de ce moment sans frustration, sans agressivité, sans peur. Elle avait été convaincue qu’il était tout son bonheur, aussi croyait-elle ne pas avoir eu tort.

Sur le Pont du Boucher, des centaines de cadenas étaient accrochés à ses câbles. Signe d’autant d’amoureux qui scellaient leur union. Un jour, il lui avait soufflé qu’ils pourraient en acheter un pour imiter les autres couples. Il n’en avait jamais reparlé. Ses paroles étaient aussi réconfortantes et bleu ciel qu’elles pouvaient devenir méchantes et ténébreuses. Elle respirait à pleins poumons ces journées de naïveté et de joie pour qu’elles soient un appui solide lors des crises et des rejets impulsifs qu’elle encaissait en silence. 

C’est fou comme il marche vite. Sans apprécier la vue de l’eau claire brillant sous les étincelles du soleil couchant. Qu’y a-t-il de plus doux que le vent qui souffle entre les berges ? Elle pensa soudainement qu’elle avait une vraie passion pour les monstres. Ils l’entouraient. Ils l’enlaçaient. Peut-être à jamais.


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